Andreï Jdanov (1896-1948), qui fut auprès de Staline l’un des principaux propagandistes du régime soviétique et l’un des acteurs-clés de la persécution contre les intellectuels, symbolise la défense du « réalisme socialiste » en art et la lutte contre le « formalisme », dont les musiciens, comme les autres artistes, ont été les victimes.
Proche de Staline, qui le nomma à la tête du Parti communiste à Léningrad après l’assassinat de Kirov en 1934, Jdanov a grimpé tous les échelons du pouvoir dans les années trente, entrant successivement au comité central en 1930, au secrétariat en 1934, au bureau politique d’abord comme suppléant en 1935 puis comme titulaire en 1938. En 1947, il attachera son nom au « rapport Jdanov » qui définira, en réponse à la « doctrine Truman », les conditions de la guerre froide. Ce document décrit en effet un monde divisé en deux camps. Il appelle le camp démocratique et antifasciste, appuyé sur l’Union soviétique et ses alliés, à combattre le camp impérialiste, organisé autour des Etats-Unis, et à résister au « plan américain d’asservissement de l’Europe ».
L’éducation idéologique des travailleurs
Mais Andreï Jdanov, comme chef du département de la propagande du Parti communiste, s’est aussi illustré par l’exercice d’une censure impitoyable contre les créateurs, sommés de se soumettre à l’idéologie officielle du régime. En 1934, il intervient au premier congrès des écrivains, au nom du comité central, pour fustiger le pessimisme décadent de la littérature bourgeoise et inviter les écrivains, considérés comme les « ingénieurs des âmes », à participer à la formation idéologique des travailleurs.
L’attaque contre les musiciens aura lieu deux ans plus tard, en 1936, quand la Pravda, organe officiel du Parti communiste, s’en prend au compositeur Dimitri Chostakovitch, accusé de « formalisme petit-bourgeois ». Intitulé « Le chaos remplace la musique », l’article s’inquiète du « danger d’une telle orientation pour la musique soviétique ». Chostakovitch échappe de justesse à l’arrestation.
Au lendemain de la guerre, la pression s’accroît sur les intellectuels. En 1946 deux revues littéraires sont sévèrement condamnées. « Certains trouvent étrange, explique Jdanov, que le comité central ait adopté des mesures aussi sévères sur une question littéraire. Nous ne sommes pas habitués à cela. On considère que, s’il y des malfaçons dans la production ou que le programme ne soit pas rempli dans le domaine des biens de consommation ou de l’exploitation forestière, il est naturel d’émettre un blâme mais s’il y a des malfaçons dans l’éducation des âmes humaines, s’il y a des malfaçons dans l’éducation de la jeunes, on peut l’admettre. Et pourtant n’est-ce pas une faute pire que l’inexécution d’un programme de production ou le sabotage d’une tâche de production ? »
En 1948, l’offensive est dirigée contre plusieurs compositeurs, dont Chostakovitch et Prokofiev. Leur musique, affirme une résolution du comité central, « trahit de manière particulièrement nette des aspirations formalistes et des tendances antidémocratiques, étrangères au peuple soviétique et à son goût artistique ». Elle se caractérise par « le rejet des principes fondamentaux du classicisme » et par « l’apologie de l’atonalité, de la dissonance et de l’absence d’harmonie », ainsi que par « l’abandon d’éléments musicaux aussi essentiels que la mélodie ».
L’esprit du socialisme
Au désordre de cette musique petite-bourgeoise, dont il convient de protéger le peuple soviétique, les autorités, dont Jdanov est alors le principal porte-parole, opposent les règles salutaires du « réalisme socialiste ». Qu’est-ce que le réalisme socialiste ? Selon les statuts de l’Union des écrivains, il exige « la représentation véridique, historiquement concrète, de la réalité dans son développement révolutionnaire » et contribue « à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ».
Les formules employées – le « développement révolutionnaire » de la réalité, « l’esprit du socialisme » - sont assez vagues pour justifier toutes les censures. Elles indiquent clairement que les impératifs politiques l’emportent sur les considérations artistiques et que le pouvoir n’admet qu’un art de propagande, qui idéalise la réalité, au risque du mensonge, plutôt qu’il ne la peint. La littérature, la peinture, la musique sont priées de se plier aux normes du « réalisme socialiste » ainsi défini. Il faudra attendre la chute de l’Union soviétique pour que cette conception soit abandonnée.
L’optimisme historique
Celle-ci demeurera le dogme officiel après la mort de Jdanov en 1948 puis après celle de Staline en 1953. Pour ses théoriciens, le « point de vue communiste » est prioritaire. Selon le Dictionnaire de philosophie, publié à Moscou en 1967, « son essence réside dans la fidélité à la vérité de la vie, aussi pénible qu’elle puisse être, le tout exprimé en images artistiques envisagées d’un point de vue communiste ». Parmi ses principes figurent, entre autres, le dévouement à l’idéologie communiste, la défense de « l’esprit de parti », le renforcement des liens avec « les luttes des masses laborieuses », l’« humanisme socialiste », l’ « optimisme historique ».
La doctrine rejette le « naturalisme », qui décrit la réalité sans se soucier de mettre en évidence son développement révolutionnaire tel qu’il s’inscrit dans l’histoire, mais elle s’en prend surtout au « formalisme ». L’accusation de formalisme, dirigée d’abord contre les écrivains et les peintres puis contre les musiciens et les hommes de théâtre, devient l’insulte suprême. Elle sert à désigner tout ce qui plaît à une certaine élite en s’écartant des goûts du grand public. Cet héritage du passé doit être banni de toutes les formes d’art pour maintenir ce que Lénine appelait « l’esprit de la lutte des classes ».