Qu’est-ce que la culture prolétarienne ?

La Révolution s’occupe de tout, y compris de culture et de musique. Pour encadrer les créateurs, le premier gouvernement soviétique comporte un Commissariat à l’instruction publique qui est confié à Anatoli Lounatcharski.

En art, Lénine avait des gouts petit-bourgeois. Il reconnaissait ne pas comprendre grand-chose aux œuvres modernes. C’était une manière de dire qu’il ne s’en mêlerait pas mais aussi de dire qu’elles ne correspondaient pas à ce qu’attendait le prolétariat. Pour s’occuper de la culture après la révolution, il fit appel à Anatoli Lounatcharski qu’il avait connu en exil et avec qui il avait eu quelques disputes mais qui lui paraissait le mieux à même de calmer les inquiétudes des artistes face aux empiétements politiques sur la création et aussi de veiller aux intérêts du Parti dans des milieux tiraillés entre la tradition bourgeoise et l’exaltation révolutionnaire. Lounatcharski se définissait lui-même ainsi : un bolchevique chez les intellectuels et un intellectuel chez les bolcheviques.

Il devint le premier commissaire à l’instruction publique (éducation et culture) du gouvernement sovietique, le Narkompros. Le Narkompros était divisé entre dix-sept départements, dont un pour la musique, MUSO, dont la direction fut confiée a Arthur Lourié (voir l’article de Thomas Vernet du 20 décembre). C’était le temps de toutes les confusions. Effrayés par la révolution bolchevique, certains intellectuels choisissaient l’exil. Les représentants des tendances modernistes qui avaient fleuri depuis le début du siècle étaient considérés comme des intellectuels bourgeois par les tenants du Proletkul (la culture prolétarienne) même quand cette avant-garde manifestait des sympathies pour la Révolution.

La musique avait une place un peu à part car, comme l’écrit l’historien Frans Lemaire, la musique « moins explicite que les mots est nécessairement moins polémique ». Toutefois comme dans les autres domaines culturels, la question posée aux révolutionnaires est de savoir s’il faut faire table rase du passé (culturel) ou s’il faut rendre la culture traditionnelle accessible à l’ensemble des classes laborieuses. Les intellectuels se battent à propos de la réponse et se regroupent dans des organisations concurrentes.

Au congrès du Proletkult en octobre 1920, Lénine essaie de remettre un peu d’ordre. Il fait lire au Congrès un message dans lequel il rappelle que « toutes les organisations du Proletkult ont le devoir absolu de se considérer comme des auxiliaires du Narkompros ». Cette harangue ne calme pas les querelles de chapelles. Les compositeurs se retrouvent dans deux organisations. L’AARR (Association des artistes révolutionnaires russes) créée en 1922 et l’ARMP (Association russe des musiciens révolutionnaires), fondée en 1923. Ce pluralisme culturel subsistera jusqu’au milieu des années 1920 quand la dictature de Staline sonnera le triomphe des dogmatiques. Ils atteindront leur apogée avec le réalisme socialiste.

Lounatcharski quitte la direction du Narkompros en 1929, sans vraiment tomber en disgrâce. Staline se méfie de lui et de sa propension à vouloir garantir la liberté de création. Après quelques postes culturels de seconde importance, Lounatcharski est nommé ambassadeur, d’abord auprès de la Société des nations puis en Espagne. C’est en allant prendre son poste à Madrid qu’il meurt en 1933, à l’âge de 58 ans.