L’avant-garde russe est une des plus actives en Europe au début du XXème siècle. Ecrivains, peintres, musiciens contribuent au renouvellement des formes artistiques et à l’invention d’une esthétique moderne. Moscou et Saint-Pétersbourg rivalisent avec Paris, Vienne et Berlin. Les échanges sont permanents entre les capitales par-delà les frontières. Un air de liberté souffle sur la création. La révolution bolchévique va peu à peu l’étouffer. Les autorités soviétiques affichent en effet leur volonté de soumettre l’art aux impératifs de l’idéologie et à imposer aux artistes les canons de ce qui deviendra le « réalisme socialiste ».
Toutefois, une certaine tolérance est de mise au cours des années 20, jusqu’à la fin de la NEP (Nouvelle politique économique). Pendant cette période, une partie des créateurs, encouragée par le nouveau pouvoir, entend mettre l’art au service des masses tandis qu’une autre partie défend l’autonomie de la production artistique par rapport aux mots d’ordre politiques. Dans le domaine musical, l’Association russe des musiciens prolétariens, fondée en 1923, s’oppose ainsi à l’Association pour la musique contemporaine, créée la même année.
L’une plaide pour une musique populaire, accessible aux ouvriers et aux paysans, fidèle à la conception de la culture développée par le parti communiste. L’autre est plus favorable à l’innovation et à l’expérimentation, au risque d’être accusée de se couper du peuple. Les mêmes clivages traversent le champ de la littérature et de la peinture.
L’Etat resserre son emprise
La musique contemporaine n’est pas encore interdite. Bartok, Schoenberg, Berg ou Stravinski sont joués en Russie. Mais les pressions des « musiciens prolétariens », et en particulier de leur aile gauche, le groupe Prokoll, fondé en 1925 par des étudiants du Conservatoire de Moscou, s’accentuent. Chostakovitch est l’une de leurs cibles lorsqu’il crée en 1929 son opéra, Le Nez, inspiré de Gogol. Il écrit en 1931 : « Personne n’ignore qu’en ce quatorzième anniversaire de la révolution d’octobre le front musical se trouve dans un état catastrophique.
L’Etat resserre son emprise sur la création. La liste des artistes qui choisissent d’émigrer en Occident s’allonge. En 1932, une résolution du parti communiste « sur la réorganisation des associations littéraires et artistiques » dissout toutes les associations existantes et crée de nouvelles unions, étroitement soumises au parti : l’Union des écrivains, qui sera le principal instrument du contrôle idéologique, mais aussi, dans le même esprit, l’Union des compositeurs, l’Union des peintres, l’Union des cinéastes, etc. Dans un premier temps, les créateurs se réjouissent de la disparition des anciennes organisations mais ils constatent bien vite que les unions appelées à les remplacer sont chargées d’exercer une tutelle rigoureuse sur l’ensemble des activités artistiques.
L’Union des écrivains tiendra son premier congrès en 1934, celle des cinéastes en 1935. En revanche, il faudra attendre 1948 pour que l’Union des compositeurs organise le sien. Ce sera pour elle l’occasion d’exiger des musiciens condamnés cette même année par le Comité central pour leur orientation « formaliste » et « antinationale » de se livrer à une autocritique. Les plus grands compositeurs soviétiques, Chostakovitch, Prokofiev et Khatchatourian, figurent sur cette liste noire.
Le règne de Tikhon Khrennikov
L’Union des compositeurs va alors être placée, pendant plus de quarante ans, jusqu’à la chute de l’Union soviétique, sous la direction du musicien Tikhon Khrennikov, modèle de l’apparatchik capable de survivre aux régimes successifs. Des structures identiques sont mises en place au niveau des Républiques (Chostakovitch sera premier secrétaire de l’Union des compositeurs de Russie) et des grandes villes.
Ces associations dépendent directement du Comité central du parti communiste, par l’intermédiaire du département de la culture et propagation du léninisme, devenu en 1939 direction de la propagande et de l’agitation. Après la guerre sera créé un département de la littérature et de l’art, qui sera transformé en département de la science et de la culture puis en département idéologique du Comité central. Sous ces diverses appellations, cet organe est chargé de superviser le fonctionnement des unions et de s’assurer de la conformité des oeuvres à la ligne du parti.
Elles distribuent aux artistes les prébendes destinées à les attacher au régime (logements de fonction, datchas, autorisations de voyager, droits d’auteur) et veillent au respect de la doctrine officielle du « réalisme socialiste », c’est-à-dire d’une représentation de la réalité qui exalte les succès de la révolution et le triomphe du communisme. Ceux qui refusent de se plier aux consignes sont exclus de leur union et, en conséquence, vouées au chômage, voire à la prison.