Des relations entre le grand compositeur Serge Prokofiev et le dictateur soviétique Joseph Staline, la postérité a surtout retenu que les deux hommes étaient morts le même jour, le 5 mars 1953. Certains mettent en doute cette coïncidence de dates. D’autres se demandent si le compositeur est mort juste avant ou juste après le despote et, dans ce dernier cas, suggèrent que Prokofiev a pu être foudroyé de joie en apprenant la disparition de Staline. « Nul ne le sait », souligne le musicologue Claude Samuel dans son Prokofiev (Seuil, 1960, nouvelle édition 1995).
Quoi qu’il en soit, officiellement les deux hommes ont été victimes, à quelques heures ou quelques minutes d’intervalle, d’une hémorragie cérébrale qui leur a été fatale. Le journal Sovietskoïe Iskousstvo (L’Art socviétique) présentait ainsi le double événement : « Le compositeur soviétique Prokofiev est mort, hélas, le jour où fut annoncée la tragique nouvelle de la maladie du grand Staline. En conséquence l’annonce de sa mort n’a pu paraître dans la presse soviétique que quelques jours plus tard ».
Retour en URSS
Prokofiev avait regagné l’Union soviétique en 1933. Il avait quitté la Russie en 1918 à l’âge de 27 ans (il était né en 1891) pour échapper aux tumultes de la Révolution. Son retour, en 1933, est salué avec enthousiasme par le régime. Le compositeur recherche dans son pays natal à la fois une sécurité matérielle que l’Occident ne lui assurait pas et l’audience d’un vaste public. Il devra bientôt déchanter.
Ecoutons le célèbre violoncelliste Mstislav Rostropovitch, qui fut son ami et l’interprète, entre autres, de sa Sonate pour violoncelle et piano en ut majeur et de sa Symphonie concertante : « Lorsque Prokofiev est revenu en Russie, il ne pouvait plus quitter le pays, il ne pouvait aller nulle part. Et s’il avait fait un grand voyage il n’aurait pu se retrouver qu’en Sibérie. C’était clair pour tout le monde et pour lui en particulier. Il était pris dans une souricière ».
Sa dernière tournée en Occident a lieu en 1938. Il joue dans neuf villes américaines, dont Hollywood, où il rencontre les plus grandes vedettes de cinéma du moment, puis à l’ambassade soviétique à Paris. De retour en URSS, il compose, à partir de 1941, son opéra Guerre et Paix, d’après le roman de Tolstoï. Il écrit ensuite pour le cinéaste Sergueï Eisenstein, la musique d’Ivan le Terrible, comme il avait écrit, avant la guerre, celle d’Alexandre Newsky.
Condamnation du formalisme
En 1948, c’est le coup d’arrêt. Prokofiev est, avec Chostakovitch et quelques autres compositeurs, la cible de la résolution du comité central du Parti communiste qui condamne, par la voix d’Andreï Jdanov, l’idéologue en chef du régime et le théoricien du « réalisme socialiste », les tendances « formalistes et antipopulaires » de la musique de ces compositeurs. « Les compositeurs dont les oeuvres sont incompréhensibles au peuple ne doivent pas s’attendre à ce que le peuple qui n’a pas compris leur musique « s’élève » jusqu’à eux, déclare Jdanov. La musique qui est inintelligible au peuple lui est inutile ».
La condamnation vise toutes les oeuvres composées par Prokofiev aux Etats-Unis ou en France mais aussi une partie de sa production ultérieure.
Prétextant sa mauvaise santé, le compositeur refuse de comparaître devant ses pairs et de se livrer à une autocritique publique. Il est toutefois contraint de signer une lettre dans laquelle il reconnaît des « éléments formalistes » dans sa musique et exprime sa reconnaissance au Parti communiste pour les « directives précises » qu’il donne aux musiciens.
Source : Claude Samuel, Prokofiev, Le Seuil, collection Solfèges, 1960, édition revue et augmentée 1995.