Quarante ans après, la guerre au Liban et les fractures du Proche-Orient

Il y a quarante ans, le 13 avril 1975, commençait la guerre civile au Liban. Elle devait durer dix-sept ans mais ses conséquences ont été encore plus durables. La guerre civile libanaise est devenue une sorte de matrice de tous les conflits ethniques, religieux, nationaux de la région. Les Libanais ont payé un lourd tribut à la pérennité de leur pays.

Le quartier de la Quarantaine en 1976
Cette photo emblématique de la guerre du Liban, prise en janvier 1976 par Françoise Demulder (1947-2008) a obtenu en 1977 le World Press Photo, le prix le plus prestigieux du photojournalisme.

Dimanche 13 avril 1975, Pierre Gemayel, dirigeant fondateur du parti conservateur Kataëb (phalanges libanaises) à dominante chrétienne maronite, échappe à un attentat à la sortie d’une église dans le quartier populaire de Aïn el Remmané à Beyrouth. Son garde du corps est tué. Dans l’après-midi, des miliciens du parti attaquent un petit autobus transportant des civils palestiniens, rentrant d’une cérémonie de commémoration, et massacrent vingt-sept personnes. En quelques heures, la capitale libanaise est envahie d’hommes armés, les rues sont désertées, les positions militaires divisent la ville en plusieurs segments. La guerre civile s’installe. Elle durera dix-sept ans.

Prospérité et déséquilibre socio-économique

Issu du découpage des anciennes possessions de l’Empire ottoman à la fin de la Grande guerre, l’Etat du Grand Liban a été créé par la France mandataire. Il comprend le territoire montagneux du Mont-Liban, qui a bénéficié d’une certaine autonomie politique et administrative du XVIème siècle jusqu’au déclenchement du premier conflit mondial en 1914. On y a ajouté des territoires du littoral méditerranéen ainsi que les plaines de la Békaa et du Akkar, greniers agricoles du pays.
Territoire refuge des différentes communautés religieuses qui composent le Levant durant les périodes byzantines, omeyyade, abbasside, mamelouk et ottomane, le Liban accède à la modernité en adoptant, en 1926, une Constitution inspirée de la IIIème République française agrémentée de quelques articles issus de la Constitution belge qui concernent les droits de chacune des dix-huit communautés composant le pays.
C’est cet équilibre fragile qui conduira au Pacte national (intercommunautaire), scellé en novembre 1943, qui marque l’indépendance.
Depuis cette date, de nombreuses crises ont agité le pays – en 1948, 1952, 1957/58, 1961, 1969 et 1973/74 – avant de déboucher sur une guerre civile généralisée.
Entretemps, la prospérité de ce petit pays de 10 452 km2, peuplé d’un peu plus de 800 000 habitants au moment de son indépendance – ils sont 4,2 millions aujourd’hui – ne s’est pas démentie. Le plus occidental des pays arabes et le plus densément peuplé bénéficie d’une population éduquée avec l’existence d’un système scolaire présent depuis le XVIIème siècle et deux universités – American University of Beirut (AUB, fondée en 1866 en tant que Syrian Protestant College) et Université Saint-Joseph (USJ, fondée par les pères jésuites en 1875) – qui en font un centre culturel et intellectuel très attractif. L’Université libanaise, établissement public, a été créée en 1951.
Prospère, le Liban, des années 1950 à 1970, l’est aussi pour l’abondance de ses ressources hydrauliques, la beauté majestueuse de ses paysages entre mer, montagne et plaines, ainsi que pour son patrimoine archéologique et architectural exceptionnel (byzantin, romain, grec, égyptien, perse, arabe, ottoman et vénitien). L’économie du pays repose essentiellement sur le secteur bancaire, réceptacle des fortunes engrangées dans la péninsule arabique, et le tourisme avec un secteur hôtelier moderne. Des infrastructures hospitalières de première qualité en font également un centre attractif pour toute la région.
Le développement rapide du pays et son urbanisation – le Liban est membre fondateur de l’Organisation des Nations unies et de l’Unesco – se sont accompagné d’un déséquilibre entre la ville et la campagne avec son corollaire : une agriculture délaissée, une médiocre gestion des ressources hydrauliques et une paupérisation des populations rurales attirées par la prospérité des grandes villes côtières (Beyrouth, Tripoli, Saïda).
C’est dans ce contexte que l’environnement politique régional est venu se greffer pour déstabiliser la jeune démocratie libanaise émergente.

La présence armée palestinienne

En 1948, avec la proclamation de l’Etat d’Israël, les réfugiés palestiniens fuyant l’annexion de leurs territoires par les mouvements nationalistes juifs dans la Palestine britannique se répandent en Jordanie, en Syrie et au Liban. Au pays du Cèdre, ils représentent 148 000 personnes accueillies tant bien que mal dans des camps de fortune sur l’ensemble du territoire. En l’espace d’une génération, leur nombre se chiffre à près d’un demi-million d’individus, soit 1/5 de la population libanaise du début des années 1970.
La féroce répression que subissent les organisations palestiniennes armées en Jordanie en septembre 1970, conduit le mouvement nationaliste palestinien, qui s’est réorganisé au début des années 1960, à se replier sur le Liban. L’émergence d’un leadership palestinien structuré, des objectifs politiques, une trésorerie conséquente et une communication politique offensive ont pour effet de mobiliser les intellectuels et les milieux populaires de l’ensemble des pays du Proche-Orient.
Beyrouth devient alors la capitale d’une révolution arabe en devenir et le sud du Liban, frontalier d’Israël, le théâtre d’opérations de commandos qui galvanisent des masses arabes frustrées de l’incapacité de leurs gouvernements à se mesurer à l’expansionnisme israélien particulièrement depuis la conquête de Jérusalem en juin 1967.
La radicalisation de la rue arabe atteint son sommet avec la défaite des régimes nationalistes d’Egypte, de Syrie et d’Irak, considérés comme « pays de la confrontation ».
Au Liban, l’année 1969 marque la signature des Accords du Caire sous l’égide de Gamal Abdel Nasser où le jeune dirigeant palestinien Yasser Arafat impose sa stratégie de lutte armée contre « l’occupant sioniste ». Les camps palestiniens du Liban deviennent ainsi des zones de non-droit avec l’aval des gouvernements arabes qui se défaussent ainsi sur un Liban transformé en terrain d’un affrontement que le gouvernement de Beyrouth n’arrive plus à gérer.
Plus de 3 000 opérations de commandos palestiniens et de représailles israéliennes sont enregistrées entre 1968 et 1974 au sud du Liban dans une zone que l’on appelle désormais le « Fatahland », du nom de la principale organisation palestinienne – harakat al tahrir al filistini, acronyme inversé du mouvement de libération palestinien ou al Fatah (la conquête) – créé par Yasser Arafat, qui fédère les différentes organisations palestiniennes au sein de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine). Abou Ammar, nom de guerre d’Arafat – né Mohamed Abdel Raouf Arafat al-Qudwa al-Husseini –, est reçu comme un chef d’Etat dans les grandes capitales du monde et fait son premier discours à l’ONU en 1974.
Après la guerre israélo-arabe d’octobre 1973, le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger entreprend d’incessantes navettes au Proche-Orient dans le but de contenir la déstabilisation en cours. Les régimes arabes des « pays de la confrontation » deviennent de plus en plus autoritaires et répressifs. L’émergence économique et politique des pays arabes du Golfe, et à leur tête l’Arabie saoudite dirigée par le roi Fayçal, permet à Washington de s’appuyer sur des alliés plus conciliants depuis la mort brutale de Gamal Abdel Nasser en septembre 1970, à l’âge de 52 ans.
Nous sommes en pleine guerre froide et Washington vient d’opérer un rapprochement stratégique avec la Chine de Mao Zedong.
En Egypte, le successeur d’Abdel Nasser, Anouar el Sadate, fort de sa reconquête, en octobre 1973, des territoires égyptiens perdus en 1967, opère un rapprochement avec Washington après s’être débarrassé des encombrants experts militaires soviétiques.
Henry Kissinger se rapproche du dirigeant syrien Hafez el Assad, qui a pris le pouvoir en 1970. Celui-ci entend contrôler le mouvement national palestinien car il se méfie du charisme et de l’habileté de son dirigeant Yasser Arafat qu’il a fait emprisonner avant de l’expulser de Damas.

Interventions syrienne et israélienne

La Syrie, qui se targue d’être le chantre du nationalisme panarabe, particulièrement depuis la mort de Gamal Abdel Nasser, n’a jamais accepté l’indépendance du Liban et son orientation pro-occidentale. De même le régime baasiste du général Hafez el Assad s’accommode très mal du prosélytisme et de la ferveur révolutionnaire palestinienne bien que la population palestinienne en Syrie, aussi importante qu’au Liban, soit bien encadrée par un régime policier qui a trouvé également judicieux d’intégrer deux brigades palestiniennes dans son armée afin de contrôler toute velléité offensive qui n’ait pas son aval.
Dès 1973, la Syrie d’Assad intervient ouvertement au Liban pour contrer l’influence de l’OLP et s’imposer comme l’interlocuteur incontournable du président libanais Sleimane Franjié, élu en septembre 1970 par une coalition conservatrice, et auquel il est lié par des relations entretenues de longue date. Si bien que le premier épisode de la guerre civile libanaise se termine en 1976 avec l’intervention des troupes syriennes qui ont reçu la caution des pays arabes, de Washington et de Paris. Le Parlement libanais élira Elias Sarkis – un haut-fonctionnaire, précédemment gouverneur de la Banque du Liban – à la présidence de la République.
Le mouvement palestinien est contenu et ses alliés de la gauche libanaise brisés. Son dirigeant charismatique, le druze Kamal Joumblatt, sera d’ailleurs assassiné en mars 1977. En 1978, ce sera au tour de l’imam chiite Moussa Sadr de disparaître de manière obscure en Libye après être passé par Damas. Tous deux se sont distingués en s’opposant au maître de la Syrie. Ils ne seront pas les derniers, loin s’en faut.
En 1978, c’est au tour d’Israël de prendre l’initiative, avec « l’opération Litani » qui vise à repousser les organisations palestiniennes au-delà du fleuve du même nom et de créer « l’armée du Liban sud » avec la collaboration d’un obscur officier chrétien de l’armée libanaise. Yasser Arafat est pris entre l’enclume et le marteau.
En juin 1982, l’opération « Paix en Galilée » permet à l’armée israélienne de conquérir en quelques jours toute la zone qui remonte du sud du Liban jusqu’à Beyrouth où se replient les organisations palestiniennes bombardées de manière intensive par l’aviation de Tsahal. C’est une crise internationale. Les grandes capitales sont mobilisées. Yasser Arafat négocie chèrement sa reddition. Des troupes multinationales – essentiellement américaines et françaises – s’installent comme forces d’interposition pour faire évacuer en bon ordre les troupes de l’OLP et repousser Tsahal au-delà du fleuve Litani.
Un président est élu, Béchir Gemayel, homme fort de la droite chrétienne anti-palestinienne. Il a la caution de Washington et d’Israël dont il est l’allié. Il réussit à donner des garanties à Riyad qui récupère ainsi un atout non négligeable face au maître de Damas. Mais trois semaines après son élection et avant même qu’il puisse prendre ses fonctions officielles, le héros du camp chrétien est assassiné lors de l’explosion du siège de son parti.

Accords de paix de Taëf et reconstruction

Hafez el-Assad reprend la main. Patiemment, en appliquant toujours la même stratégie, celle du « pyromane-pompier », il divise pour régner en nouant des alliances dans des camps diamétralement opposés et en affaiblissant de ce fait le rôle de l’Etat libanais auquel il impose ses alliés sur une scène politique en pleine décomposition.
La monnaie libanaise s’effondre, l’inexorable fuite des capitaux accompagne le départ de centaines de milliers de Libanais vers les monarchies du Golfe en pleine prospérité ou vers l’Europe ou l’Amérique du nord.
Amine Gemayel, qui a succédé à la présidence à son frère Béchir, termine son mandat en 1988 sans que le Parlement lui trouve un successeur. Il transmet son pouvoir au chef d’état-major de l’armée libanaise, le général Michel Aoun qui se lance dans un combat suicidaire contre ses alliés chrétiens avant de s’opposer frontalement aux troupes syriennes.
Entre-temps, un président est élu, René Moawad. Il n’a pas été impliqué dans la guerre et bénéficie de la caution de Riyad, de Washington et de Paris à la suite des premiers accords de Taëf en Arabie saoudite en octobre 1989. Ce n’est pas du goût d’Hafez el-Assad qui le fait assassiner en piégeant son convoi alors qu’il se rend aux cérémonies commémoratives de la fête de l’indépendance le 22 novembre 1989. Le cynisme politique n’a pas de limite.
Un successeur est rapidement désigné, Elias Hraoui. Il a la caution de Damas qui se range l’année suivante aux côtés de la coalition militaire mise en place par Washington, Paris et Riyad pour s’opposer à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. Bien vu pour Hafez el-Assad. Michel Aoun, qui s’était allié à l’Irakien Saddam Hussein, ennemi juré du président syrien, est vaincu. En octobre 1990, il est évacué piteusement par la France où il trouve refuge durant quinze ans.
Hafez el Assad tisse patiemment sa toile avec l’accord de Washington, celui tacite d’Israël, et le silence embarrassé de Paris et de Riyad. Le pouvoir libanais est aux ordres de Damas. Les élections législatives, les premières depuis vingt ans, ont lieu en 1992. Elles enregistrent un fort taux d’abstention. Le milliardaire Rafic Hariri, qui a fait fortune en Arabie saoudite, est nommé président du Conseil des ministres. Il est l’homme de confiance des Saoudiens et bénéficie de la caution de Washington et de Paris.
A Damas, Hafez el Assad est satisfait. Rafic Hariri s’occupera de la reconstruction du Liban et laissera le système sécuritaire, mis en place par la Syrie et ses alliés au sein des services de l’armée libanaise, s’occuper du reste. Un million d’ouvriers syriens noyautés par les services de Damas, participent au gigantesque chantier de modernisation des infrastructures libanaises. Mais de reconstruction politique, point. La chasse aux opposants est lancée. La population, fatiguée par dix-sept ans de guerre et d’instabilité, aspire à la paix et à la prospérité.
Elle sera déçue. Le pouvoir de Rafic Hariri n’est pas distributeur de richesses. Les déficits se creusent, les inégalités sont encore plus criantes que durant la guerre où l’économie parallèle des milices de tout bord favorisait le système D. La corruption se généralise dans l’administration. Les généraux syriens présents au Liban amassent des fortunes de prébende. L’argent du pétrole coule à flot, l’économie est dollarisée et la monnaie nationale n’a plus aucune valeur.
La reconstruction du centre-ville de Beyrouth est emblématique de ce véritable rapt de l’espace public par la rapacité des nouveaux entrepreneurs d’après-guerre. Il devient le plus simplement du monde un espace privé. Près de 160 hectares appartiennent désormais à la Société libanaise pour le développement et la reconstruction fondée et dirigée par Hariri et appelée cyniquement Solidere, dont il possède l’écrasante majorité des actions.

La « vitrine » du Liban

Le centre-ville de Beyrouth, point de jonction populaire de toutes les communautés qui composent le Liban devient un centre moderne où l’on a rénové à très grands frais les quelques bâtiments de style ottoman et où on a détruit tout le reste. Les ayant droits sont « indemnisés » par la redistribution de petites actions en contrepartie, des milliers de locataires sont expulsés sous prétexte du manque de sécurité des bâtiments vétustes. Peu d’entre eux seront relogés en dépit des promesses. Le tout se fait sans transparence, avec la complicité des pouvoirs publics et des investisseurs des pays du Golfe et des pays occidentaux amis du Liban, dont la France.
Le centre-ville de Beyrouth se veut la vitrine du Liban. Les médias sont invités, souvent aux frais du contribuable, pour vanter la réussite du « miracle » libanais. Si bien que, quelques années plus tard, à la faveur de la crise politique et économique du début des années 2000, la « vitrine du Liban » n’est plus qu’une coquille vide. Les touristes arabes ou européens ne s’aventureront plus au pays du Cèdre, les boutiques de luxe et les restaurants fermeront leurs portes l’un après l’autre.
Victime d’un infarctus, Hafez el Assad meurt en juin 2000 à l’âge de 69 ans. Se sachant malade, le « lion de Damas », avait préparé son fils aîné Baçel pour lui succéder. Celui-ci, amateur de femmes et de voitures rapides a contrario de la rude austérité de son père, meurt sur une autoroute syrienne en 1994. C’est le cadet, Bachar, envoyé au Liban pour y faire ses premières armes, qui lui succède. Ophtalmologue, ayant suivi une rapide formation militaire pour pouvoir assurer son emprise sur l’armée, c’est un homme timide et maladroit qui cherche ses marques. Il s’affirmera avec les années et le démontrera – ô combien – en réprimant de la manière la plus féroce l’insurrection qui déstabilisera son pays à partir de 2011.
En mai 2000, le Premier ministre israélien, le général Ehud Barak, qui connaît bien le Liban pour avoir dirigé une audacieuse et meurtrière opération commando contre trois dirigeants palestiniens installés à Beyrouth en avril 1973, décide de retirer brutalement son armée du sud du Liban. C’est le début de la montée en puissance du Hezbollah sur la scène politique libanaise, parallèlement au renforcement de sa capacité militaire qui en fait une véritable armée bien équipée et bien formée. Sa puissance de feu s’avèrera redoutable.

Assassinat de Rafic Hariri, départ des troupes syriennes et omniprésence du Hezbollah

Le 14 février 2005, un tremblement de terre secoue la capitale libanaise. Un gigantesque cratère de feu enfonce la chaussée entre les hôtels Phoenicia et le Saint-Georges, joyaux de l’hôtellerie de luxe des belles années. La rumeur gronde et ébranle tout le pays avant d’atteindre les capitales du monde : Rafic Hariri est mort dans un attentat à la voiture piégée. Près de deux tonnes d’explosifs ont été nécessaires pour décimer un convoi bénéficiant des techniques de protection les plus modernes : voitures blindées équipées d’un système de télécommunication extrêmement sophistiqué.
Une enquête est rapidement mise en place par l’ONU. Des arrestations sont opérées au sein des services de l’armée et de la gendarmerie. Mais la population se mobilise. Même si Rafic Hariri n’est pas aussi populaire que son omniprésence sur la scène politique locale et internationale le laisse supposer, chaque Libanais, dans le monde entier, se sent atteint dans sa chair par la violente agression dont il a été victime ainsi qu’une vingtaine de ses compagnons d’infortune.
Ce que les Libanais refusent, c’est le retour de la guerre. Ils descendent en masse dans les rues de Beyrouth en provenance de toutes les régions du pays. Le gouvernement prosyrien est acculé à la démission. Ils seront un million, soit le quart de la population du pays, à réclamer dans un élan spontané le départ des troupes syriennes le 14 mars 2005. Les rivaux d’hier fraternisent. C’est le « printemps de Beyrouth », qui suscite l’émotion et l’admiration à travers le monde. Mais les alliés de la Syrie se mobilisent également en se rassemblant le 8 mars. Ces deux mouvements contradictoires marqueront la vie politique des années qui suivent.
Un compromis est trouvé. Avec le départ en bon ordre des troupes syriennes durant le mois d’avril, un gouvernement de consensus dirigé par Najib Mikati – un homme d’affaires qui a eu l’habileté de rester à la fois proche de Damas et de Riyad, de Washington et de Paris – est chargé d’assurer la transition et d’organiser les premières élections libres depuis 1972.
Elles seront remportées par la coalition regroupée autour de Saad Hariri, l’un des fils de Rafic, qui devient Premier ministre. Il a moins de 40 ans et n’a ni l’expérience politique ni le charisme et l’entregent qui caractérisaient son père. En dépit de l’appui de Riyad, de Washington et de Paris, il manquera de détermination pour engranger le bénéfice de la mobilisation populaire.
Mais c’est surtout la montée en puissance du Hezbollah, compensant le départ de la Syrie du jeu politique libanais, qui est le fait le plus remarquable des années suivant la disparition de Rafic Hariri. On ne se doute pas encore qu’à la faveur de la déstabilisation de la Syrie en mars 2011, ce parti libanais, omniprésent dans la communauté chiite et créé par l’aile la plus radicale du pouvoir iranien, mettra main basse à la fois sur le Liban et sur la Syrie.
A cet égard, l’assassinat de Rafic Hariri représente un tournant majeur dans l’élimination du rôle de Riyad dans la politique libanaise au bénéfice du régime des mollahs iraniens. On retrouvera cette ingérence aussi bien à Bagdad, qu’à Damas, mais aussi au Bahreïn et au Yémen. La mort de Rafic Hariri est l’acte fondateur de l’expansionnisme iranien chiite dans le monde arabe au détriment de l’Arabie saoudite sunnite.
La guerre de juillet 2006, entre le Hezbollah et Israël, constitue le deuxième volet de cette volonté expansionniste, qui permet à l’Iran, par l’intermédiaire du Hezbollah, de galvaniser les masses arabes contre « l’ennemi sioniste ». Elle permet aussi à son dirigeant, le chiite Hassan Nasrallah, fils d’un pauvre marchand des quatre saisons, originaire d’un petit village du sud du Liban et réfugié comme tant d’autres avant la guerre civile dans le quartier populaire de la Quarantaine décimé en 1976 par les milices phalangistes chrétiennes de Pierre et Béchir Gemayel, de se poser en parangon du nationalisme arabe orphelin du sunnite Gamal Abdel Nasser. Juste retournement de l’histoire ?
La radicalisation des mouvements djihadistes sunnites et leur expansion durant ces dernières années peuvent être lues également à travers ce prisme. Et la fracture confessionnelle en cours au Proche-Orient est en train d’instiller son poison dans les sociétés les plus sécularisées, comme on le voit de plus en plus en Europe,
La guerre civile libanaise est à cet égard un cas d’école.

Une solution libanaise

La classe politique libanaise a des comportements claniques archaïques et manque d’esprit civique et de sens national en se livrant corps et âme aux puissances étrangères. Elle est en contradiction totale avec une société civile dynamique et éclairée qui a fait la preuve de sa lucidité, de son courage, de son esprit d’initiative et de son intelligence durant toutes les années de guerre et les suivantes.
La construction libanaise telle qu’on la connaît a montré son échec patent. Pourtant, toutes les solutions proposées qui vont de l’instauration d’un fédéralisme à une partition ou a contrario à un Etat fortement autoritaire et centralisé, n’ont pas eu la moindre réalisation sur le terrain.
Les Libanais, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, s’accommodent très bien de vivre ensemble. Les mariages intercommunautaires se sont multiplié avant-guerre. Ils se perpétuent malgré tout. Car la guerre du Liban n’a pas été, comme on le pense souvent à l’extérieur, une guerre entre chrétiens et musulmans, entre pro-arabes et pro-occidentaux. Elle a été d’abord une lutte pour le pouvoir qui n’a fait que des vaincus. Les conflits à l’intérieur de chaque communauté ont d’ailleurs été les plus féroces, les plus meurtriers et les plus destructeurs.
La faiblesse de la construction libanaise est aussi sa force. Aucune communauté ne peut prendre l’avantage sur l’autre sans créer un déséquilibre et un retournement de situation. La communauté chrétienne, hégémonique avant-guerre et qui n’a jamais eu des options politiques homogènes, l’a appris à ses dépens. Le mouvement national palestinien, qui a voulu jouer sur ce registre, a payé également ses égarements.
Le Hezbollah, omniprésent dans une communauté chiite marginalisée avant-guerre en raison de ses origines essentiellement rurales et peu alphabétisée, retrouvera peut-être sa raison d’exister sous une autre forme que par une volonté d’hégémonie politique et armée. Celle-ci est à présent rejetée par l’ensemble de la communauté nationale après avoir suscité une certaine admiration.
Les fractures qui traversent le Moyen-Orient ont trouvé un terrain favorable au Liban. Elles ont ébranlé la construction libanaise mais elles ne l’ont pas abattue. Il s’agit maintenant de trouver un nouveau Pacte national pour qu’elle perdure.