Quinze ans après son arrivée à la tête de son pays, Vladimir Poutine affiche clairement sa volonté de faire prévaloir, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Russie, sa vision du monde et sa conception du pouvoir. A l’intérieur, il impose un régime autoritaire, qui traque les partis d’opposition et transforme le Parlement en chambre d’enregistrement. A l’extérieur, il pratique une politique impérialiste, qui s’est affirmée en 2008 en Géorgie et culmine aujourd’hui en Ukraine, dont une partie est revenue sous la tutelle de Moscou. Le « système Poutine », pour reprendre la formule de la politologue Marie Mendras, s’est installé au fil des années. Le président russe lui a donné une assise idéologique qui vise, selon le philosophe Michel Eltchaninoff, à « l’enraciner dans la conscience nationale » et à « mobiliser son peuple autour d’un projet ».
Quel est ce projet ? Auteur du livre Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud), Michel Eltchaninoff était l’invité de Marie Mendras, mardi 3 février au CERI (Centre d’études et de recherches internationales), pour présenter les conclusions de son étude sur le « kaléidoscope idéologique » que Vladimir Poutine a peu à peu construit et qu’il tente d’ « inscrire dans la tradition russe ». Poutine le pragmatique n’est certes pas un philosophe ni un intellectuel mais il s’est entouré d’idéologues comme Vladimir Iakounine, qui est à la fois le PDG de la Compagnie des chemins de fer russes et l’un de ses proches conseillers. Les discours de Vladimir Poutine témoignent de son souci de revenir aux « sources profondes de la culture russe » et, même s’il ne les écrit pas lui-même, « ses mots prennent corps hors de lui », parmi les hauts fonctionnaires ou les commentateurs.
Le fond rouge
Le fond de l’idéologie poutinienne, explique Michel Eltchaninoff, est « rouge », c’est-à-dire « soviétique », et non pas communiste. En effet le président russe est « fidèle au patriotisme, au militarisme, à la notion d’empire ». De ce « fond soviétophile » reviennent des références à Staline ou à Djerzynski, le fondateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB. Au-delà de cette forte conviction, la vision développée par Poutine s’appuie, selon l’auteur, sur trois piliers : le conservatisme, la « voie russe » et l’eurasisme. Le conservatisme s’exprime par l’idée que l’Occident s’est engagé « dans une voie décadente et autodestructrice », qu’il a oublié ses racines chrétiennes et se reconnaît dans un « relativisme généralisé ».
Parmi les sources philosophiques de cette pensée conservatrice, Michel Eltchaninoff cite le moine russe Constantin Leontiev (1831-1891), sa théorie des trois âges de la civilisation et sa critique de la démocratie, du libéralisme, de l’égalité, de la sécularisation. Il mentionne aussi le philosophe monarchiste Ivan Illine (1883-1954), expulsé de Russie en 1922, dont la vision prophétique de l’après-communisme est reprise par Vladimir Poutine, autoproclamé « héros du conservatisme européen ».
Deuxième pilier, la « voie russe » implique que « la Russie doit suivre son propre chemin et combattre l’Occident qui veut l’en empêcher ». Elle s’inspire des écrits du philosophe slavophile Nicolas Danilevski (1822-1885), qui prédit l’affrontement entre la Russie et l’Europe. Son ouvrage principal a précisément pour titre La Russie et l’Europe. Il préconise une union panslave pour se libérer des influences néfastes de l’Occident.
Troisième pilier, l’eurasisme s’exprime dans la création d’une Union eurasienne concurrente de l’Union européenne. Vladimir Poutine se réfère notamment à l’ethnologue et historien Lev Goumiliov (1912-1992). Adepte d’une biologie des peuples, celui-ci met l’accent sur « l’énergie vitale » des sociétés, qui serait ascendante en Russie et descendante en Occident. L’essayiste Alexandre Douguine (né en 1962) est aujourd’hui le principal théoricien de l’eurasisme. Fondateur du mouvement Eurasia, il exerce une forte influence sur le président russe.
Selon Michel Eltchaninoff, le « patchwork » idéologique dont se réclame Vladimir Poutine, mélange les références philosophiques mais celles-ci ont pour points communs un tropisme pseudo-scientifique (théorie des trois âges de la civilisation, eurasisme), l’apologie de la guerre, qui justifie l’impérialisme russe, la défense du christianisme, qui aidera l’Europe à renouer avec son identité et la haine de l’Occident dégénéré. Sa cible est le libéralisme politique, auquel il oppose « la logique identitaire des guerres de civilisation ». En mobilisant ainsi des pans de la culture russe, le président russe espère susciter l’adhésion d’au moins une partie de l’opinion.
La mentalité KGB
Autre spécialiste de la Russie, l’historienne Françoise Thom, auteur d’un livre sur Beria (Beria : le Janus du Kremlin, Cerf, 2013) et d’un récent article sur Poutine (« Poutine, l’heure de vérité », Commentaire, automne 2014), souligne que le président russe est d’abord « un homme du KGB » et que, pour lui, les idées ne sont que des instruments servant à améliorer les rapports de force. Son seul but est de « tromper » ou de « recruter ». Ses lectures lui donnent « des munitions ». Sa pensée, qui a pour « substrat » la « mentalité KGB », procède par « sédimentation ». Ainsi le « sédiment eurasien », qui fait des Etats-Unis l’ennemi principal, précède le « sédiment slavophile », destiné à combattre l’Europe.
Le socle du « poutinisme », explique l’historienne, est « l’idéologie stalinienne », nourrie de haine envers « un ennemi coupable de tout » et fondée sur « une conception darwinienne de la société et de l’histoire ». Françoise Thom insiste sur le poids de la « mythologie impériale russe ». Elle estime que le concept fondamental du « poutinisme » est « le rassemblement des terres russes ». L’Etat russe est pour lui « en dilatation permanente », dont la Moscovie a donné l’exemple grâce à son « régime autocratique ». Autocratie et impérialisme vont donc de pair. Elles dessinent « l’idéal d’un empire messianique mais isolationniste ». De ce point de vue, la volonté ukrainienne de revenir vers l’Europe va « contre le mouvement de l’histoire russe ». Au déterminisme Vladimir Poutine a substitué la « volonté de puissance ». Mais le temps joue contre lui. « Il doit se hâter pour accomplir sa mission de rassembleur des terres russes », conclut l’historienne.
Reste à savoir si cette propagande atteint vraiment la population. L’opposant Vladimir Milov, ancien vice-ministre de l’énergie, président du parti Le choix démocratique, ne le croit pas. Il assure que la plupart des idées défendues par Vladimir Poutine ne sont pas acceptées par la société russe, qui continue de regarder vers l’Europe. Il pense que le « poutinisme » n’est qu’un habillage au service de « manœuvres politiques ». Pour Michel Eltchaninoff, le président russe « s’empêtre dans l’idéologie qu’il a lui-même développée, au risque de s’y enfermer ».