En dix ans, les Européens se sont mis à douter de la capacité de l’UE à faire face aux défis du XXIème siècle. En 2005, ils y croyaient encore, même si le « non » des Français et des Néerlandais au projet de Constitution européenne sonnait déjà comme un avertissement. En 2015, le nombre des eurosceptiques a fortement augmenté, comme le prouvent à la fois les résultats des élections, qui attestent d’une nette progression des souverainistes, et ceux des sondages, qui témoignent de la méfiance croissante des opinions publiques. Comment expliquer cette dégradation des opinions favorables à la construction européenne ? Et comment inverser le mouvement ?
Une profonde crise de confiance
Interrogé mercredi 16 mars, à la Maison Heinrich Heine, par deux journalistes, Thomas Hanke, correspondant du quotidien allemand Handelsblatt, et Daniel Vernet, président du site Boulevard Extérieur, Pascal Lamy, qui fut un des acteurs importants de l’Europe des trente dernières années, comme directeur du cabinet de Jacques Delors, alors président de la Commission, de 1985 à 1994, puis comme commissaire européen chargé du commerce extérieur de 1999 à 2004, avant d’être directeur général de l’OMC de 2005 à 2013, avance deux explications qui permettent de rendre compte, selon lui, de la profonde crise de confiance dont est victime l’Union européenne.
La première est que l’Europe a fait la preuve de son inefficacité dans les deux domaines-clés où elle était attendue : la prospérité et la sécurité. La construction européenne représentait à sa naissance, selon Pascal Lamy, une double promesse de bien-être et de paix. Cette double promesse a été tenue pendant plusieurs décennies mais depuis quelques années elle a cessé de l’être. D’une part les Européens n’ont pas retrouvé leur niveau de vie d’avant la crise économique ; et d’autre part les événements d’Ukraine puis de Syrie, la question des réfugiés, les menaces du terrorisme ont démontré l’impuissance de l’UE à assurer la sécurité de ses frontières. Ce double échec a porté atteinte à la légitimité du projet européen.
Des compromis inévitables
Certains l’attribuent, affirme l’ancien commissaire, aux erreurs commises. Erreur dans la construction de l’Union économique et monétaire, « très monétaire et pas très économique ». Erreur dans la mise en place de l’espace Schengen, pour lequel « on s’est arrêté au milieu du chemin », en oubliant de consolider les frontières extérieures. Pascal Lamy propose une autre interprétation. Pour lui, ce n’était pas des erreurs, mais « des moments de compromis » qui étaient « inévitables » en raison de la nature même de la construction européenne, respectueuse de la souveraineté des Etats-nations.
Deuxième explication, les Européens ont cru à tort que l’intégration économique entraînerait l’intégration politique. « Ce raisonnement n’a pas été validé par les faits, ou ne l’a été qu’en partie, mais pas dans les proportions attendues », affirme l’ancien commissaire. L’UE n’a pas créé un « sentiment européen » ni donné naissance à un « espace politique commun ». Cette « discordance » entre intégration économique et intégration politique a été illustrée notamment par la décision unilatérale d’Angela Merkel de renoncer au nucléaire ou par celle de David Cameron d’organiser un référendum sur le « Brexit ». « Le rêve de l’intégration politique ne s’est pas produit, souligne l’orateur. A un moment nous avons buté sur le plafond de verre de la légitimité ».
La réconciliation franco-allemande ne suffit pas
Comment sortir de cette impasse ? En acceptant d’abord de s’intéresser à « l’imaginaire des symboles » pour s’interroger sur « ce qui fait communauté » en Europe. Les formules traditionnelles ne suffisent pas. « L’unité dans la diversité » est « un oxymore pour discours de fin de banquet » mais ne représente « rien de sérieux sur le plan intellectuel », estime l’ancien commissaire, qui ne croit pas davantage au « patriotisme constitutionnel » cher au philosophe allemand Jürgen Habermas. Pascal Lamy suggère la création de chaires d’anthropologie dans les universités européennes pour mieux observer les Européens et comprendre ce qu’ils sont, ce qu’ils veulent, ce qu’ils sont prêts à accepter.
La deuxième piste consiste à « réinventer un narratif européen » qui parle aux générations d’aujourd’hui et de demain. Le narratif d’origine, fondé sur la réconciliation franco-allemande, « ne marche plus », il s’est « auto-dissolu », il faut donc « trouver autre chose », qui prenne pour référence le « modèle identitaire » de l’Europe à travers la notion de « civilisation européenne ». Cette civilisation se caractérise, selon Pascal Lamy, par « un équilibre entre les libertés individuelles et les solidarités collectives », par une « intolérance aux inégalités plus forte qu’ailleurs », par le développement d’une économie sociale de marché. En même temps, l’Union européenne doit « reprendre le chemin des réalisations concrètes », notamment dans le domaine de la transition énergétique ou dans celui de l’investissement « à la frontière de la technologie et de l’innovation ».
L’organisation du monde de demain
Pour l’ancien commissaire, « aucun des grands défis ne peut trouver de solution nationale qui soit meilleure qu’une solution européenne ». C’est « l’argument principal » en faveur de l’Union européenne, qu’il faut développer « au Café du commerce » en démontrant que « nous faisons mieux ensemble que séparément ». Ce qui vaut pour l’Europe, dit-il, vaut aussi pour le monde s’il est vrai, comme le soutenait Jean Monnet, que « la construction européenne est une étape vers l’organisation du monde de demain ».
En réponse à des questions posées par les deux journalistes ou par le public, Pascal Lamy a précisé que l’Union européenne aurait les moyens de « civiliser la mondialisation » si elle retrouvait un taux de croissance égal ou supérieur à 2,5% par an. Il a noté que le « leadership politique » dont on accuse souvent les dirigeants européens de manquer ne peut pas s’exercer de la même manière dans les sociétés contemporaines, où « la politique doit se faire autrement, d’une manière plus décentralisée ». Il a estimé que la définition de l’UE comme une « fédération d’Etats-nations », selon la formule de Jacques Delors, « n’a pas beaucoup de sens ». Il a enfin approuvé le plan d’action mis au point avec la Turquie pour faire face à la crise des réfugiés. Il a rappelé que les négociations pour l’entrée de ce pays dans l’UE sont le résultat d’un « engagement » européen, tout en soulignant que les critères d’adhésion ne sont pas remplis aujourd’hui.