L’Allemagne petit hégémon de l’Europe

Le drame de l’Airbus A320 de Germanwings ébranle les certitudes de l’Allemagne… si elle en avait. Même s’il se confirme qu’il s’agit de l’acte isolé d’un pilote pris d’un accès de folie suicidaire et meurtrière, il aura des résonances politiques. Il souligne que tout système, si bien rôdé soit-il, a des failles. Il intervient quelques jours après que le magazine de Hambourg Der Spiegel ait fait sa « une » sur « l’hyperpuissance allemande », avec un montage montrant Angela Merkel devant le Parthénon à Athènes au milieu de généraux nazis photographiés en 1941. Si c’est ainsi, selon le Spiegel, que « les Européens regardent les Allemands », ceux-ci se sentent aujourd’hui plus vulnérables que triomphants. L’Allemagne serait-elle, comme au XIXème siècle, à la fois trop forte et trop petite ?

Merkel à la une du Spiegel et de l’Economist
couvertures des journaux

En télescopant sciemment deux périodes historiques, la couverture du Spiegel est une provocation. L’hebdomadaire britannique The Economist avait quelques semaines auparavant traité le même thème en montrant tous les symboles des pays partenaires de l’Allemagne se courber devant Angela Merkel. L’Allemagne « dominatrice et sûre d’elle-même », comme disait De Gaulle dans un autre contexte ? (C’était à propos d’Israël, après la guerre des Six jours).
La puissance économique allemande est indéniable. Le pays est sorti renforcé de la crise et touche les dividendes des réformes entreprises dès le début des années 2000 sous l’impulsion du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder. Le chômage est au plus bas, la balance commerciale largement excédentaire, les produits allemands sont demandés dans le monde entier, les finances publiques sont en équilibre, l’inflation, comme dans la plupart des pays de la zone euro, est inexistante. Seule ombre au tableau, l’euro est en baisse, ce qui est contraire à la doctrine de la monnaie forte chère aux Allemands. Et le taux d’intérêt égal à zéro pénalise les rentiers dans un pays vieillissant.

Faire régner la discipline budgétaire

Angela Merkel a utilisé sa position dominante en Europe pour imposer à ses partenaires les règles de gestion financière qu’elle pratique elle-même, sans beaucoup de considération pour les situations spécifiques. Les Européens la regardent comme une sorte de maitresse d’école qui veut faire régner la discipline au détriment des populations des Etats partenaires quand ce n’est pas au seul bénéfice de l’Allemagne. A cela s’ajoute une idée qui s’est imposée surtout dans les pays du sud : l’élargissement vers l’est de l’Union européenne, après la chute du mur de Berlin, a d’abord profité aux entreprises allemandes. Celles-ci ont transformé l’Europe centrale en un atelier qui leur fournit de la main d’œuvre qualifiée à bas coût, renforçant ainsi leur position compétitive sur le marché international.
Der Spiegel passe en revue les manifestations d’antigermanisme que suscite hors d’Allemagne cette insolente réussite. Elles culminent dans la crainte d’un « IVème Reich » qui ferait suite au IIIème Reich national-socialiste. Ce qu’Hitler n’avait pu réussir par la force militaire – la conquête de l’Europe –, les Allemands d’aujourd’hui y parviendraient par la force économique.

Un sentiment de vulnérabilité

Cette vision caricaturale ignore deux contradictions. La première, c’est que les Allemands ont une conception totalement opposée de leur situation et de leur rôle. Ils sont vus de l’extérieur comme exhalant la puissance alors qu’ils se sentent vulnérables, non seulement par eux-mêmes, mais aussi pour avoir lié leur sort, dans l’Union européenne et dans la zone euro, à des Etats fragiles qui risquent de les entraîner dans leur déclin. Hans Kundmani, un historien travaillant pour l’European Council on Foreign Relations (ECFR), trace un parallèle avec la situation d’avant la Première guerre mondiale. L’Allemagne avait alors peur d’être entourée par des petits Etats créant une instabilité politique. Aujourd’hui, ces mêmes petits Etats créent une instabilité économique. Elle craint d’être la victime de la crise de la zone euro, parce qu’elle est la principale contributrice aux divers fonds de stabilisation, alors que ses partenaires la considèrent comme la principale bénéficiaire, aussi bien économique que politique.

La « diplomatie du chéquier »

On touche là à la deuxième contradiction. Si tant est que leur force économique procure aux Allemands une puissance politique, ils sont réticents à l’utiliser, bien loin de nourrir des rêves de grandeur. Certes l’Allemagne n’est plus ce « géant économique et ce nain politique » dont parlait Helmut Schmidt dans les années 1970-1980, mais elle préfère encore ne pas assumer des responsabilités internationales à la mesure de son poids économique. « L’abstinence » est une tentation qui a diminué à la fin des années 1990 quand des soldats allemands ont commencé à intervenir aux côtés de leurs alliés de l’OTAN dans l’ex-Yougoslavie puis en Afghanistan.
Toutefois cet engagement n’a pas mis un terme au pacifisme spontané d’une majorité de l’opinion allemande. L’exemple le plus frappant est l’intervention en Libye en 2011. Alors que la France et la Grande-Bretagne étaient aux avant-postes contre le régime de Kadhafi, Berlin s’est abstenu au Conseil de sécurité des Nations unies, en même temps que Moscou et Pékin. De même le gouvernement fédéral est-il très réservé à soutenir militairement la France quand celle-ci intervient, fut-ce au nom des intérêts européens, au Mali ou en Centrafrique. Cette attitude est approuvée par une majorité des Allemands, qui craignent qu’un engagement international trop poussé ne mette en danger leur santé économique. Angela Merkel, qui est très sensible à l’état de l’opinion, s’est bien gardée de disserter sur les responsabilités de son pays.

Ne pas « détourner le regard »

Ce n’est pas le cas du président de la République fédérale, Joachim Gauck, et de deux ministres, l’un, Frank-Walter Steinmeier, responsable des affaires étrangères (social-démocrate), l’autre, Ursula von der Leyen, ministre de la défense (démocrate-chrétienne). Tous les trois se sont déclarés convaincus que l’Allemagne, étant donné sa place dans l’économie mondiale, ne pouvait pas continuer à « détourner le regard » lors de crises internationales et laisser ses alliés s’engager sur le terrain pendant qu’elle se contenterait de pratiquer la « diplomatie du chéquier », c’est-à-dire de payer pendant que les autres assument l’essentiel des risques.
Pour l’instant, ces déclarations n’ont débouché sur aucune action concrète, mise à part des livraisons de matériel et la mise à disposition de formateurs, entre autres pour les peshmergas kurdes qui se battent contre l’Etat islamique.
Quoi qu’il en soit de l’aboutissement de ces réflexions au sein de la classe politique allemande, Berlin n’envisage pas d’intervention en dehors des organisations internationales, l’ONU si possible, ou à défaut l’OTAN voire l’UE. Car il est exclu que l’Allemagne prête le flanc au reproche de vouloir adopter une attitude hégémonique dans les affaires du monde. Son passé l’en empêche comme son intégration dans les institutions atlantico-européennes, un acquis de la vieille Allemagne de l’Ouest, du temps de la division, qui a survécu à la réunification de 1990.
C’est grâce à cette intégration que les Allemands ont surmonté le dilemme caractéristique de leur situation depuis le XIXème siècle et générateur de catastrophes au XXème : une Allemagne à la fois trop grande et trop petite. Trop grande pour se soumettre aux règles d’un ensemble, trop petite pour imposer durablement son ordre aux autres. Aujourd’hui comme au lendemain de la première unification de 1871, l’Allemagne est un « demi-hégémon », selon l’expression de l’historien Ludwig Delio. Au début du XXème siècle, ce statut ambivalent a conduit à la guerre. Dans la deuxième moitié du siècle, après la catastrophe du national-socialisme, L’Allemagne a dépassé la contradiction par une mise en commun des souverainetés en Europe. C’est la voie qu’elle doit poursuivre pour sortir de la crise de l’euro.