Lors des festivités pour le 70ème anniversaire de l’Union chrétienne démocrate allemande (CDU), ce n’est pas la chancelière Angela Merkel qui a été le plus applaudie. C’est un homme physiquement diminué, ne se déplaçant qu’en chaise roulante, qu’il tient à actionner lui-même : Wolfgang Schäuble, paralysé à partir de la 6ème lombaire depuis qu’un malade mental lui a tiré dessus en 1990 au cours d’un meeting électoral.
La cote de popularité du ministre des finances est au zénith en Allemagne parce qu’il a réussi à rétablir les comptes publics – le budget fédéral est en équilibre —, et parce qu’il plaide inlassablement pour le respect des règles de stricte gestion dans la zone euro. Ses compatriotes soupçonnent la chancelière d’être trop pragmatique pour résister aux compromis. Wolfgang Schäuble, lui, est le gardien intransigeant de l’orthodoxie.
Des ambitions rivales
Les relations ne sont pas toujours au beau fixe entre Angela Merkel et son grand argentier. Au tournant du siècle, des ambitions rivales les ont opposés. Wolfgang Schäuble apparaissait comme le successeur naturel d’Helmut Kohl, « le chancelier de l’unité allemande ». Le moment venu, c’est toi qui prendra ma place, lui avait dit Kohl au milieu des années 1990. Wolfgang Schäuble avait cru ce moment arrivé en 1998 mais Kohl voulut se présenter pour la cinquième fois consécutive et perdit les élections. La présidence de la CDU échut à Wolfgang Schäuble qui, deux ans plus tard, tomba victime de l’affaire des caisses noires de la démocratie chrétienne. Kohl, qui était le principal responsable de ce scandale de financement illégal d’un parti politique, ne fit rien pour aller au secours de celui qui l’avait fidèlement servi pendant deux décennies, comme chef de la chancellerie, ministre de l’intérieur ou chef du groupe parlementaire CDU-CSU au Bundestag. L’occasion était trop belle pour Angela Merkel, tombée dans la politique après la chute du mur de Berlin. D’un article vengeur dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung, en décembre 1999, elle tua à la fois le père et un rival. L’année suivante, elle était la première femme, qui plus est venue de l’Est, à présider la CDU.
Mais la chancelière et Wolfgang Schäuble savent tous les deux qu’ils ont besoin l’un de l’autre. Habitué à jouer les seconds rôles, il sait qu’il ne sera jamais chef du gouvernement. Quant à elle, elle profite de son expérience née d’une vie politique commencée dans les années soixante-dix — Wolfgang Schäuble est depuis plus de quarante ans député au Bundestag, toujours réélu dans sa circonscription d’Offenburg à la frontière française. Par deux fois, elle a refusé qu’il devienne président de la République, pour le garder auprès d’elle mais aussi pour qu’il ne risque pas de lui faire de l’ombre.
Partage des rôles
Dans la crise grecque, la presse allemande s’est fait l’écho de divergences entre Angela Merkel, qui craignait les conséquences d’un « Grexit » et son ministre des finances, excédé par les provocations du gouvernement grec de Syriza et soucieux de défendre la rigueur financière. Peut-être était-ce plus un partage des rôles qu’une véritable opposition. Angela Merkel n’a pas formellement endossé le papier présenté par son ministre à la réunion de l’eurogroupe qui menaçait la Grèce d’une suspension de la zone euro. Elle n’en a pas moins défendu l’autre proposition de ce papier, la création d’un fond de garantie regroupant pour 50 milliards d’euros d’actifs grecs qui, selon les Allemands, aurait dû être basé à Luxembourg et géré par l’Europe.
Fédéraliste européen
Il y a chez Wolfgang Schäuble une part de dogmatisme, parfois de dureté, à laquelle son handicap n’est sans doute pas totalement étranger. Toutefois son action est aussi dictée par une conception de l’Europe, ancrée chez cet Allemand francophone, né dans les premières années de la guerre – il est âgé de 73 ans —, à Fribourg en Brisgau. Wolfgang Schäuble veut une Europe fédérale, forte, avec une légitimité démocratique apportée par un Parlement puissant et une Commission efficace, qui s’occupe de l’essentiel. Son Europe est celle d’un « noyau dur » rassemblant les pays capables de mener des politiques – et d’abord des politiques économiques et budgétaires – convergentes. En 2003, alors dans l’opposition, il estimait que la France sous la présidence de Jacques Chirac et l’Allemagne sous la direction de Gerhard Schröder avaient sapé le pacte de stabilité en se moquant ouvertement des critères de Maastricht.
Dès 1994, avec son ami Karl Lamers, porte-parole de la CDU pour les affaires européennes, il avait proposé une intégration plus poussée d’une petite Europe autour de la France, de l’Allemagne et du Bénélux. A l’époque, il avait négligé l’Italie… C’était le temps de la cohabitation Mitterrand-Balladur et le papier Schäuble-Lamers a été reçu à Paris par un silence à peine poli.
Pour Wolfgang Schäuble, l’appartenance à cette Europe intégrée se mérite et c’est pourquoi les pays laxistes ne devraient pas y avoir leur place. Il a parfois été soupçonné d’être tenté par une forme adoucie de nationalisme dans une Allemagne qui avait retrouvée sa respectabilité. Pourtant, dans la grande tradition chrétienne-démocrate de la République fédérale, il est convaincu que l’Allemagne a besoin de l’Europe pour en finir avec les ombres de son passé. « L’Allemagne ne peut dicter ses solutions dans la crise de l’euro, son Histoire trop chargée le lui interdit », écrivait-il dans la Süddeutsche Zeitung en juillet 2013. Il serait regrettable, que deux ans plus tard, il l’ait oublié.