Après la nette victoire de la gauche radicale en Grèce, va-t-on assister en Europe à un changement de politique économique ? Cette question était au centre du débat organisé jeudi 29 janvier à la Maison Heinrich Heine, en coopération avec Boulevard Extérieur, entre l’ancien eurodéputé français Jean-Louis Bourlanges et la politologue allemande Ulrike Guérot. Le succès d’Alexis Tsipras n’est pas le seul événement qui annonce une inflexion possible de la politique européenne, comme l’a rappelé Daniel Vernet, président de Boulevard Extérieur et animateur de la rencontre.
Il y a eu d’abord l’avènement de la Commission Juncker, dont le programme de travail met l’accent sur la croissance et sur une interprétation plus souple des règles budgétaires en même temps qu’il promeut un important plan d’investissements de 315 milliards d’euros. Il y eut ensuite la décision de la Banque centrale européenne de racheter une partie des dettes souveraines, au prix d’une interprétation large des traités. L’arrivée au pouvoir de Syriza à Athènes, au terme d’une vive campagne contre les politiques d’austérité, et son alliance avec la droite souverainiste ne vont-elles pas, à leur tour, inciter les Européens à repenser les dogmes qu’ils observent depuis plusieurs années ?
Un examen de conscience européen
Pour Jean-Louis Bourlanges, ces événements, quoique de nature différente, doivent conduire les Européens à procéder à un « examen de conscience » et à se poser deux questions : Avons-nous fait le bon diagnostic face à la crise en 2010 ? Avons-nous pris les bonnes mesures ? Sur le diagnostic du mal grec, selon l’ancien eurodéputé, l’Europe a eu raison. C’est la Grèce qui s’est mise en situation de faillite, en raison de la dérive de ses dépenses publiques et de ses coûts de production. L’Europe lui a accordé « des avantages considérables ». Elle n’a rien à se reprocher.
Quant aux mesures prises, elles étaient inévitables. « Sur la Grèce, estime M. Bourlanges, il n’y avait pas grand chose d’autre à faire ». La politique de dévaluation interne a été « coûteuse et pénible », elle a été aggravée par la mauvaise qualité de l’administration grecque et par le poids des inégalités, mais « nous n’avions pas le choix ». En fin de compte, conclut-il, « la Grèce a réussi sa dévaluation interne ». Le rocher de Sisyphe a été difficilement remonté, aujourd’hui il est en haut, il ne faut surtout pas le laisser retomber. « Ce qui m’inquiète chez Alexis Tsipras, déclare M. Bourlanges, c’est qu’il ait été modéré dans la campagne et qu’il ne le soit plus après la victoire », ce qui risque de conduire aux « mêmes désastres » qu’auparavant.
S’il approuve la politique menée par l’Union européenne à l’égard de la Grèce, l’ancien eurodéputé est plus critique sur le reste de son action. Il lui reproche de s’être focalisée trop exclusivement sur les questions budgétaires au lieu de mettre l’accent sur les réformes structurelles. Mais son erreur principale, selon lui, est d’avoir appliqué des politiques uniformes alors qu’une plus grande diversification eût été nécessaire selon les zones. Ainsi était-il inutile, pense-t-il, que l’Allemagne poursuive à marche forcée sa réduction des déficits. Pour l’avenir, il juge que le plan d’investissements présenté par Jean-Claude Juncker « n’existe pas, sinon symboliquement » mais rend hommage aux initiatives de Mario Draghi. « On a dépassé le double tabou de Maastricht, ceux de la non-solidarité et de la non-ingérence », souligne-t-il. Il ajoute aux éléments favorables la baisse des hydrocarbures et la baisse de l’euro. Mais, dit-il, « ces vents favorables ne produiront des effets positifs que si nous sommes capables de faire des réformes structurelles », au-delà des timides avancées de la loi Macron. Sur ce point, il n’est guère optimiste. « On voit très bien ce que chacun doit faire, conclut-il, mais les Français ne font pas de réformes, les Allemands continuent la rigueur et les Grecs font toujours des bêtises ».
Pour une véritable démocratie européenne
Ulrike Guérot insiste pour sa part sur la « dynamique générationnelle » qui met en scène, en Grèce, en Italie et en Espagne, des hommes jeunes, de 40 ans ou moins, appelés à incarner une nouvelle Europe. « Le franco-allemand est mort », affirme-t-elle à plusieurs reprises. La politologue se demande comment l’Allemagne et la France vont être capables de se placer dans la division Nord-Sud qui s’installe en Europe. Selon elle, François Hollande peut être « une passerelle » entre la gauche radicale et le reste des dirigeants européens. Elle rappelle la proposition du philosophe Alexandre Kojève, en 1947, reprise en 2013 par le philosophe italien Giorgio Agamben, en faveur d’une union latine associant la France, l’Espagne et l’Italie. Ulrike Guérot souligne aussi l’échec de la gauche modérée depuis une quinzaine d’années et la « fissure » apparue, en France comme ailleurs, au sein de la gauche, dont témoignent la montée de Syriza en Grèce, de Podemos en Espagne, du Front de gauche en France.
Pour elle, la question centrale est aujourd’hui celle de la démocratie, ou plutôt de l’absence de démocratie, dans l’Union européenne. Elle estime que le fonctionnement même des institutions européennes empêche toute alternance véritable, obligeant ceux qui veulent changer la politique européenne à lutter contre le système lui-même. Au lieu du clivage droite-gauche, c’est l’opposition entre la technostructure du système européen et les populismes qui est devenue dominante. Le Parlement européen ne remplit pas son rôle, selon elle, puisque les deux principaux groupes y forment une grande coalition qui ne permet pas l’expression d’un choix.
Cet accord rend impossible toute divergence de fond. Les politiques européennes deviennent irréversibles, comme l’est la « règle d’or » inscrite dans les constitutions des Etats membres. Pour sortir de cette situation, Ulrike Guérot se réfère aux idées de Jürgen Habermas sur la création d’un bicamérisme qui associerait les Parlements nationaux au Parlement européen de façon à « croiser intelligemment la légitimité des élus nationaux et celle des élus européens ». Elle note que le débat existe parmi les intellectuels allemands mais non parmi les intellectuels français. En France, il devrait passer, d’après elle, par une réflexion, déjà lancée par quelques-uns, sur la création d’une VIème République qui irait dans le sens d’une parlementarisation des institutions politiques, première étape vers une parlementarisation du système européen. Un système dont la politologue souhaite qu’il traduise, à terme, un dépassement des Etats-nations, conformément au « projet post-national » des pères fondateurs.
« Je place mes espoirs dans la nouvelle génération », conclut Ulrike Guérot. Une nouvelle génération dont Jean-Louis Bourlanges redoute, pour sa part, qu’elle ne soit plus sensible aux revendications nationalistes qu’aux appels de l’Europe.